Une heure avec Bernard Reichel

texte de P.-O. B – 2 décembre 1985, Journal de Genève

Harmonie émouvante de la profondeur germanique et de la fougue latine, Bernard Reichel est la symphonie parfaite de l’intelligence, de la sensibilité, de la culture et du génie. De cet homme exceptionnel se dégage une impression d’équilibre extraordinaire. Et cet immense musicien, d’ascendance allemande, mais devenu Romand, aime citer ces mots de Victor Hugo, un de ces poètes qu’il aime tant : »Changez vos feuilles et gardez vos racines ».

Il se retrouve pleinement en cette merveilleuse formule, ouvert au vent qui souffle et ancré dans une foi inébranlable pour tout ce qui représente les vraies valeurs de notre civilisation. Simple comme sa musique, intense à l’image de chacune de ses compositions, ce jeune homme de quatre-vingt-quatre ans a la perspicacité du mathématicien et l’enthousiasme du créateur.. ses propos ont la force poétique d’une fugue de Bach, la limpidité d’une mélodie de Schubert et la couleur de l’orchestre de Ravel. Organiste, professeur d’harmonie, compositeur, Bernard Reichel est avant tout un homme de bien, un amoureux du beau dont le regard puise sa force aux sources de la pensée profonde.

Fils de pasteur, Bernard Reichel a vécu entouré de musique. « Nous avons toujours fait de la musique en famille. C’était l’essentiel pour nous. » Et c’est au Locle, dans le Jura neuchâtelois si dur et si beau qu’il a compris l’extraordinaire appétit musical des gens du Nord. « Il n’y a que les choses que l’on fait soi -même qui éduquent. ». Sa formation fut exemplaire. « Sans radios ni disques, nous jouions nous-mêmes la musique. Nous n’avions pas besoin de machines ». Un piano qu’il maîtrisa rapidement, un violoncelle par qui il se laissa charmer, et bien vite l’orgue auquel il allait consacrer plus de cinquante ans de sa vie devinrent ses moyens d’expression naturels. « J’ai pourtant toujours eu envie d’écrire, de composer. C’était là mon domaine. » Paul Benner, Charles Faller, Hermann Sutter furent ses premiers maîtres. La reconnaissance de Bernard Reichel envers ces grands musiciens prend des accents émouvants, les mêmes assurément que ceux de ses propres élèves, dont Michel Hostettler est un des plus brillants.

En 1923, Bernard Reichel partit pour Paris où il ressentit l’émulation que procure la fabuleuse effervescence artistique qui régnait alors. Elève d’Ernst Lévy, il découvrit Ravel, Stravinsky, mais surtout il partagea la vie du peintre Bosshard, « le grand artiste ». Et l’évocation de cette période réveille en Bernard Reichel des souvenirs dont on sent très vite qu’ils ont une importance vitale.

Ce fut pourtant sa rencontre avec Jaques Dalcroze qui marqua une des heures lumineuses de son existence. A la seule évocation de ce nom, son visage prend les teintes de l’émerveillement. « Il avait compris qu’il fallait faire vivre la musique en soi-même. Sentir les choses. L’intellect n’est pas la source ; il n’est qu’un outil parmi d’autres. »

Autre moteur privilégié de la vie de cet homme dont aucun propos ne laisse indifférent, c’est la découverte d’Arthur Honegger. « Grâce à lui j’ai fait un saut dans la musique libérée du classicisme ». Mais sans jamais tomber dans les aventures d’un art qui a emprunté d’étranges chemins. Dès que la musique « ne parle plus du tout à l’être humain, elle devient gigantesque déraillement. Pourquoi cet aveuglement ? »

Il n’est dès lors pas étonnant que Bernard Reichel ait trouvé une affinité particulière avec Ernest Ansermet qui, par deux fois, a dirigé une œuvre de lui. « Je me sentais un petit vis-à-vis de lui, » même quand il partageait la tisane du chef d’orchestre, au milieu de la nuit et de lecture d’une de ses œuvres…

C’est en compagnie de Frank Martin, avec qui il était très lié, que Bernard Reichel approcha le dodécaphonisme. « On a essayé ensemble d’y voir clair, en ennemis que nous étions de l’intellectualisme, l’essentiel est de garder le contact avec les racines de la musique pure. »

Ce n’est donc pas un hasard si trône, sur le lutrin de son piano, le « Clavier bien tempéré » de Jean-Sébastien Bach. « C’est la vraie nourriture », celle que Bernard Reichel a prise pour pouvoir écrire son merveilleux Te Deum créé au début de l’année à la Cathédrale de Lausanne. « Bien qu’ayant été organiste toute ma vie, je ne suis pas un homme d’église. Mais il est naturel de chercher quelque chose de plus grand que soi. Le sens religieux est indispensable pour amener l’esprit humain au-dessus des contingences matérielles ».

La sagesse de Bernard Reichel n’est pas tonitruante, elle est évidente. Son œil voit loin pendant que sa main rythme sa pensée supérieurement organisée. « J’ai composé pour fournir de la musique aux chœurs que je dirigeais. » En très grand artiste qu’il est, en homme chaleureux qu’il restera toujours, Bernard Reichel, un des plus merveilleux compositeurs de notre pays, sait, parce qu’il est de notre race, toucher nos coeurs. Carrefour de deux cultures, il restera une part de l’âme européenne.