Fonds Reichel par Jean-Louis Matthey

Jean-Louis Matthey, ancien directeur des archives musicales de la Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne

Avant-propos de l’inventaire du Fonds musical Bernard Reichel
déposé à la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne, département de la Musique en 1974.

« C’est un rare privilège pour une bibliothèque d’accueillir du vivant d’un compositeur son œuvre quasi complète et d’ordonner celle-ci avec lui. Ce privilège a été accordé à la BCU qui abrite maintenant le Fonds Bernard Reichel totalement séparé des autres collections d’archives musicales conservées à la bibliothèque. En effet, le compositeur vaudois, bien qu’ayant vécu à Genève, a décidé de remettre à la BCU toute son œuvre en janvier 1974. Il nous a donc été possible d’entreprendre aussitôt le catalogage et le classement de ces documents sous son regard, dans un parfait esprit de collaboration. Nous aimerions remercier ici Bernard Reichel des nombreux conseils qu’il nous a apportés tout au long de la rédaction de l’inventaire que nous publions aujourd’hui.

Avec la constitution d’un Fonds Bernard Reichel, nous entrons en possession d’une œuvre bien connue qui frappe par l’unité de son message, mais aussi par la diversité des genres. Fils de pasteur, ayant mis très tôt sa plume au service d’un idéal religieux vécu, Bernard Reichel s’inscrit dans la tradition de la musique spirituelle. …l’œuvre personnelle de Bernard Reichel s’affirme au premier plan de l’activité musicale créatrice de la Suisse romande. La collection de programmes qui nous a été remise témoigne de la vitalité de cette œuvre, présente aussi dans plusieurs recueils scolaires et le nouveau psautier romand.

La musique religieuse de Reichel tient évidemment la première place. On y trouve des cantates, des oratorios, des messes, des chœurs de femmes ou de jeunes filles, des chœurs d’enfants et des pièces isolées où seule une voix dialogue avec l’orgue. Aux formations chorales s’ajoutent fréquemment l’orchestre complet ou simplement les cuivres nobles, comme pour nous rappeler que, à l’ invitation des Psaumes, voix et instruments unissent leur langage au service du même idéal.

Titulaire des orgues de la paroisse des Eplatures, puis du Petit-Saconnex, de Chêne-Bougeries et des Eaux-Vives, Reichel a consacré plusieurs recueils à son instrument. Il a dans un esprit de franche collégialité dédié plusieurs pages à des amis organistes comme Kurt Wolfgang Senn, Pierre Segond, André Mercier, Hans Balmer et André Luy. Membre fondateur de l’Association des organistes protestants romands, il a toute sa vie œuvré pour défendre le rôle de la musique dans le culte et la vie paroissiale.

Il ne faudrait cependant pas limiter le rayonnement de Reichel à la musique d’église même si souvent son langage reste serein, contemplatif et recueilli. Nous dirons également que, chez lui la distinction « musique profane » et « musique religieuse » ne sépare en fait que la destination des œuvres, les circonstances auxquelles elles doivent appartenir, car une ferme unité de style réunit les deux expressions musicales, en effet, Reichel ne désire pas que, d’une façon presque automatique, la musique religieuse revête soit d’un sérieux quasi officiel, soit d’une solennité obligatoire. Ainsi, de tel ou tel fragment de cantate peut se dégager librement un rythme actif, un message capital mais joyeux, chaleureux, positif. De même, plus d’un texte considéré comme profane peut imposer un discours musical plus grave et proche du sentiment religieux.

Nous voulons aussi souligner la qualité des textes des pages profanes de Bernard Reichel. C’est dire que la complicité de la phrase et de son enveloppe sonore soumise à son sens est chez lui une constante préoccupation. La littérature et la peinture font partie de sa haute culture. De descendance silésienne par son père et provençale par sa mère, Reichel retient les textes les plus divers. Parmi les auteurs qu’il a mis en musique, citons Anacréon, Ronsard, Hugo, Francis James, Paul Fort et Vio Martin. Mais ne nous confiait-il pas que parmi les écrivains dont il emporterait les œuvres sur une île déserte figurent en tout cas Hugo et Goethe ! La langue allemande, dont il apprécie spécialement la coupe rythmique si musicale, a souvent inspiré Bernard Reichel, soit dans des textes bibliques, soit, par exemple, dans ses « Goethelieder » pour 4 voix et piano à 4 mains. Il a, d’autre part, composé sur des textes latins ou de vieux français.

A la suite des œuvres chorales, notons maintenant la présence des œuvres instrumentales. Reichel a réuni des formations peu courantes. Il y a naturellement ses pièces pour piano et pour clavecin mais aussi ses quatuors pour ensemble de pipeaux, deux sonates pour trompette et orgue ou cor et orgue, un quatuor de cors, des pièces pour deux trombones et orgue. Chez Reichel, le quatuor de cuivres composé de deux trompettes et de deux trombones s’adjoint volontiers aux formations chorales à la manière de Monteverdi ou Schütz. Deux maîtres auxquels il confère une royale autorité.

Parmi les œuvres proprement de musique de chambre, citons le duo pour violoncelle et piano dédié à son ami Frank Martin, son trio pour flûte, violoncelle et piano et ses sonates en trio qui, en hommage à la tradition baroque, renforce la flûte, le hautbois et le clavecin d’un basson ou d’un violoncelle pour mieux dessiner la basse à la manière d’un continuo. D’autres œuvres de chambre demandent le concours d’un alto, d’une clarinette, d’une épinette ou rassemblent un trio à cordes et un quatuor avec piano.

A mi chemin des petites formations de chambre et de celles d’orchestre, nous découvrons trois œuvres originales. Une partition que l’élève a dédié à son professeur Emile Jaques Dalcroze, le « prélude pastoral » pour 2 flûtes, 1 hautbois, 2 cors, 2 clarinettes, 2 bassons et timbales. Dans des couleurs semblables, il a aussi composé un octuor pour instruments à vent à l’instigation de la Ville de Genève.
En 1938, il achevait son octuor pour 2 violons, alto, saxophone ténor, trompette, trombone, contrebasse et piano, une œuvre dont l’ instrumentation hétéroclite aurait volontiers retenu l’attention de Stravinski ou de Prokofiev.

Quant à l’orchestre, Bernard Reichel lui a accordé plusieurs œuvres d’envergure. Rendons hommage à la fondation « Pro Helveltia » qui lui a commandé sa Symphonie numéro 1, plus connue sous le titre de « Tryptique symphonique ». A la demande de l’orchestre symphonique de Louisville, Reichel a composé sa « Suite symphonique ». Le grand orchestre de Bernard Reichel joue sur toute la palette des timbres. Il accorde, cependant, une place toute choisie aux cuivres, au célesta, à la harpe, aux percussions accessoires et aux timbales auxquelles il propose volontiers des motifs rythmiques à ciseler.

Nous relevons, au sujet de l’orchestre, que Reichel lui confie un rôle très actif et délicat notamment dans son « Concertino pour piano et orchestre » et sa « Pièce concertante pour flûte et orchestre » indirectement inspirée par un entretien que le compositeur avait eu avec le peintre R.Th.Bosshard. Plus d’un chef d’orchestre a apprécié dans ces deux partitions le commentaire orchestral développé.

Pour en terminer avec ce bref survol de la production de notre compositeur, il est temps de faire allusion à sa musique de scène. Depuis le début de sa carrière, il a cultivé ce genre qui, chez lui, va du festival populaire, du discours musical au service de l’évocation mimée, en passant par le jeu biblique ou, par exemple son « commentaire musical » conçu pour une émission de télévision intitulée « La Danse des morts » sur une traduction du texte de Manuel Deutsch. Plusieurs de ces musiques de scène ont la particularité d’avoir été créées et dirigées par le compositeur lui-même.

Professeur à l’Institut Dalcroze, dont il avait été l’élève du fondateur, Reichel a consacré une grande partie de son temps à l’enseignement. Dans cette optique, nous comprendrons volontiers qu’il soit l’auteur de cours et de brochures théoriques dont « Un chemin vers l’improvisation » publié en 1967. Plusieurs instrumentistes romands ont aussi suivi, au Conservatoire de Genève, ses cours au travers desquels il prenait plaisir à leur donner « une culture harmonique », selon son expression. Nous dirons ici que très nombreux sont les élèves de Bernard Reichel qui jouent aujourd’hui un rôle actif dans la vie musicale romande. Ils sont chefs de chœurs, professeurs, organistes ou musiciens d’orchestre. Une grande partie de ces musiciens sont devenus ses amis, aussi entretient-il avec eux les rapports les plus cordiaux.

Mais la plume de Bernard Reichel n’a pas couru que sur du papier à musique. C’est ainsi qu’en plus de ses partitions, il nous a remis plusieurs articles et conférences rédigés au hasard des circonstances. Ces textes, la plupart manuscrits, traitent de « la musique et la foi », « de la responsabilité de l’organiste », des « difficultés rencontrées par le compositeur », etc. Ces textes, dont plusieurs peuvent être considérés comme des témoignages, donnent un éclairage direct à l’œuvre qui retient notre attention.

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Sans vouloir faire œuvre de critique, essayons tout de même de dégager quelques lignes de force de la musique de Reichel. Elève de Charles Faller au Locle, de Paul Benner à Neuchâtel, d’Adolphe Hamm et de Hermann Suter à Bâle, puis de William Montillet à Genève, il acquiert une formation très complète. De retour de Paris, où, comme Hans Haug, il a suivi les cours d’Ernst Lévy, il entreprend une œuvre indépendante de toute école constituée. Ayant expérimenté jadis le système dodécaphonique, il préfère cependant se forger un langage propre, libéré de toute doctrine, qui seul pouvait satisfaire aux exigences de son idéal spirituel. Il choisit une voie qui tend vers un abandon plus ou moins apparent du strict sens tonal, mais le « centre tonal », selon son terme, est nécessaire à l‘unité de l’œuvre. La démarche harmonique, son parcours et ses « procédés », pour reprendre le mot de Frank Martin, sont pour lui une base.

La langue musicale de Reichel frappe aussi par son unité, son sens de la construction, et les formes musicales retenues pour cette construction sont là pour le prouver. Il écrit des danses, des canons, des chorals et des variations. Et si la forme est plus souple, le caractère de l’œuvre réapparaît, si l’on peut dire, dans son titre ou son titre de fantaisie : il écrit une « cantate psalmique », un « intermède », un « prélude pastoral ». un « concert printanier », une « méditation ».

Comme nous l’avons dit plus haut, Bernard Reichel conçoit une composition musicale en étroite liaison avec sa destination. Il écrit pour le culte, le concert spirituel, le théâtre, ou la salle de concert. Il adresse également ses partitions au cadre familial, à ses amis et ceux qui, en toute simplicité, recherchent le plaisir de la lecture à vue en déchiffrant une pièce de divertissement. Il nous plaît de relever justement cette vocation particulière de certaines œuvres de Bernard Reichel qui veulent divertir. Nous trouvons, en 1941 par exemple, son « Recueil de trente pièces à quatre voix, à chanter, à jouer ou danser » lesquelles se succèdent dans l’esprit des danceries du XVIème siècle. En 1963, il rassemble en quintuor, comme l’avaient déjà proposé Telemann et Bodin de Boismortier, la flûte, le hautbois, le violon, le basson et le clavecin pour l’exécution d’un autre « divertissement ». Nous signalons aussi ses « récréations du dimanche », recueil de quatorze pièces pour flûte, violon, violoncelle et piano.

Bernard Reichel ne craint point la référence ou la citation musicale. Il se fait une joie de composer un motet sur un choral luthérien, sur une psalmodie morave ou huguenote, sur un psaume de Lausanne de 1565. Dans le même esprit, il habille d’une harmonie personnelle quelques vieux Noëls russes, bourguignons ou originaires des Ardennes.

Une autre ligne de force de l’œuvre de Bernard Reichel réside dans son accessibilité sur le plan de l’auditeur comme celui de l’exécutant. Les contacts fréquents que, tout au long de sa carrière, il a entretenus avec les maîtres de chapelles et les titulaires de maîtrises l’ont invité à prendre en considération les aptitudes de tous ses interprètes. Il sait les mettre en confiance. Dans ses conférences, Reichel porte volontiers l’accent sur cette collaboration qui doit unir compositeur et interprète pour servir au mieux l’esprit des œuvres.

L’oeuvre du compositeur protestant se différencie d’autres productions contemporaines en ce qu’elle veut éviter, par un langage hermétique, de perdre l’auditeur dans un champ stérile. Bien au contraire, ses raisons profondes et ses fondements établis nous invitent à renouer avec le beau et l’authentique.

C’est peut-être en cela que beaucoup ont vu en elle ce caractère « intemporel » selon le mot du chef d’orchestre Samuel Baud-Bovy.

Bref, sous quelque aspect qu’on regarde (et il y en aurait beaucoup d’autres), la production de Bernard Reichel affirme son équilibre, son identité. Si le compositeur croit en la hiérarchie des sons, il croit de même en la hiérarchie des valeurs et des préoccupations. L’artiste a trouvé « une raison de croire et de créer ». Il chante sa foi et veut nous inviter à son partage. L’œuvre de Bernard Reichel, c’est d’abord le message de Noël avant celui de Pâques, c’est « un chemin vers l’espérance » et rares sont ceux qui ne s’y aventurent pas, ne serait-ce que l’instant d’une heure de musique spirituelle.

Le fonds Bernard Reichel, consultable dès aujourd’hui, constitue un grand enrichissement pour le département de la musique de la BCU.