Lettre ouverte à Bernard Reichel

Christiane Montandon
Revue musicale de Suisse romande – hiver 1976

Mon cher Bernard,

Vous aimez les surprises et je crois savoir que cette année 1976 vous en a réservé plusieurs déjà!
C’est la raison qui me pousse à remplir une mission pour le moins inattendue: celle de « parler de vous » dans la Revue musicale de Suisse romande, à l’occasion de votre soixante-quinzième anniversaire!
Pour moi, il est impossible de dissocier le compositeur Bernard Reichel de l’homme, du pédagogue et de l’ami. C’est pourquoi vous me pardonnerez d’évoquer, tour à tour, ces diverses facettes de votre rayonnante personnalité.

J’ai eu le privilège d’être, au piano, l’interprète de plusieurs de vos œuvres et, à chaque fois, j’ai été frappée par l’authenticité des sentiments qui les animent: mystère et nostalgie du premier mouvement de votre Concertino pour piano et orchestre, angoisse de la Fantasia (composée pendant la dernière guerre), élégance du tout récent finale de votre Sonate pour violoncelle et piano.

Le ton grave domine dans votre musique et c’est ce qui m’attire le plus en elle. Gravité que l’homme cordial, dynamique et joyeux que vous êtes ne laisserait pas supposer de prime abord! Raison de plus pour considérer l’œuvre comme le prolongement mystérieux de la personnalité.
Loin de moi l’idée, cependant, d’exclure de votre production tant de pages sereines ou animées de la plus franche gaîté. Là se manifeste le fidèle disciple de Jaques-Dalcroze, jonglant avec rythmes et mesures, vous entraînant dans des gigues endiablées, vous communiquant son irrésistible dynamisme… !

Mais il y a encore le Reichel mystique, celui du neuvième Prélude op. 59 et, surtout, l’auteur inspiré du Mystère de Jeanne d’Arc. Le dépouillement alors est total; la musique vous est livrée à l’état pur, appelant au recueillement et au silence.

Composer, pour vous, est un acte d’obéissance, empreint d’humilité. Bien des trésors sommeillent dans votre bibliothèque sans avoir connu d’exécution publique et la plupart de vos œuvres sont encore manuscrites… (quelle belle écriture musicale que la vôtre !) souvent, je vous compare à Bach, dans cette modeste attitude de « serviteur de la musique ».
Mais soudain, quelle joie dans votre regard, lorsque des musiciens – s’étant penchés sur l’une de vos œuvres – vous en offrent une interprétation personnelle. Là s’établit cette communion précieuse entre le créateur et ses interprètes, entre celui qui a donné et ceux qui ont reçu et donnent à leur tour…

Ce que j’ai dit jusqu’ici de votre musique prouve à quel point elle est exempte de tout effet extérieur, de toute recherche instrumentalement brillante. De ce fait elle pose parfois des problèmes à l’exécutant, mis en présence de passages pas très aisés sur le plan technique. La mémorisation elle aussi peut s’avérer difficile, l’harmonie trouvant son originalité et son charme dans une constante mutation de ses éclairages ou de ses altérations. Vous n’harmonisez jamais, par exemple, un fragment mélodique deux fois de suite de la même manière; ce qui était majeur devient mineur et vice-versa. Mais ce n’est pas là une loi, votre fantaisie se chargeant de faire d’heureuses exceptions à la règle !
Vos mélodies, souvent modales, respirent un parfum tendrement archaïsant.
Les formes musicales auxquelles vous aimez revenir sont la Suite et le Prélude, qui n’exigent pas de trop longs développements et que vous traitez dans un style aussi rigoureux que personnel.

Votre immense expérience de la musique de Bach, de ses prédécesseurs et de ses successeurs, vous permet de penser que la tonalité n’a pas encore épuisé ses ressources à l’heure actuelle. Dans son élargissement constant (vous en donnez la preuve), la musique tonale n’a pas été balayée par l’atonalité contemporaine; mais pouvoir, aujourd’hui, s’y frayer un passage suppose une grande culture. Or cette culture que vous n’avez cessé d’accroître au cours des années, vous la mettez généreusement à la disposition de tous ceux qui ont la chance de vous approcher. Je n’oublierai jamais la si belle « leçon » que vous avez offerte, en juillet 1974, aux participants du Congrès international de la Rythmique à Genève. Pendant une heure et demie (trop vite envolée…), vous nous avez livré – le plus naturellement du monde – les secrets de votre patiente familiarité avec les chefs-d’œuvre de la musique. Heure merveilleuse qui représentait la somme d’expérience d’une vie entière… !
Nous avons chanté, sous votre direction enthousiaste, le simple choral que vous avez su découvrir dans l’agitation apparente d’une Gigue de Bach, rapproché – non sans étonnement – un fragment de quatuor de Mozart d’un thème de Wagner, en un mot, découvert à votre contact ce que les livres sont impuissants à nous transmettre : la beauté vécue et partagée d’une œuvre musicale !

En terminant ces lignes, permettez-moi de vous dire mon admiration pour votre inaltérable jeunesse de cœur et d’esprit. J’aurais pu écrire un article intitulé : « Bernard Reichel, ou l’inépuisable pouvoir d’émerveillement » …
En effet, votre vision des êtres et du monde est faite d’innocence et de pureté. Il n’existe pas, je crois, d’être moins blasé que vous : la moindre attention de l’un de vos proches ou amis, vous la recevez comme « un cadeau du ciel » (à la manière de notre cher Monsieur Jaques dans sa chanson du P’tit Noël).

C’est ainsi que vous demeurez plus jeune que les jeunes et rejoignez, à bien des égards, un autre de mes maîtres vénérés, le grand Edwin Fischer. En lui comme en vous s’est réalisée l’union parfaire de l’artiste et de l’homme.